Homélie de Monseigneur Antoine de Romanet pour l’ordination diaconale de Pierre Guihaire

Pierre a été ordonné diacre en vue du sacerdoce le samedi 5 juin 2021 en la paroisse Saint-Hélier de Rennes. Retrouvez l’homélie prononcée par l’évêque aux Armées françaises à cette occasion.

Cette Eucharistie, c’est véritablement une action de grâce que nous vivons ensemble pour le don de Dieu, pour la manière dont Dieu ne cesse d’appeler, de nous appeler chacun d’entre nous au cœur de notre monde.

Je voudrais commencer par remercier la famille de Pierre : ses parents, ses frères et sœurs. Une vocation chrétienne naît toujours dans ce terreau fondamental qu’est la famille. Tout ce qu’est Pierre aujourd’hui, c’est le fruit de tout ce qu’il a vécu avec vous pendant tant d’années, d’une manière si belle et si forte. Et vous participez à cette ordination de la manière la plus exemplaire. Le fait que Pierre soit assis à côté de vous est quelque chose de très émouvant, pour vous et pour nous tous.

Je remercie aussi la paroisse qui nous accueille, et cette réalité d’Église qui nous porte, cette réalité d’Église qui fait résonner à nos oreilles la Parole et l’appel du Seigneur, et sans laquelle nous ne sommes rien.

Cette réalité aussi de l’armée. Et je remercie tous les membres des Armées qui sont ici présents. D’une manière ou d’une autre, l’armée est une grande famille et nous savons combien les aumôniers militaires y sont attendus avec une attention toute particulière dans cette réalité de la vie et de la mort, s’y trouvent présents d’une manière incontournable, comme tu l’as magnifiquement souligné dans ton interview sur RCF ce matin.

Je remercie aussi tous les prêtres qui sont ici : particulièrement le Père de Cointet et tous ceux qui ont participé à ta formation, toutes ces années au cours desquelles cet appel du Seigneur a pu se déployer et s’enraciner.

En prenant les lectures que tu as choisies pour aujourd’hui, je voudrais reprendre trois points.

Le premier : cette invitation par Paul à la charité et à la simplicité.

Paul s’apprête à partir. Il ne donne pas des grands conseils de management ou de leadership ; il invite à des choses très pratiques et très concrètes de la vie courante : l’humilité, la douceur et la patience. « Supportez-vous les uns les autres avec amour » ; preuve que ce n’est pas nécessairement spontané ! Et au fond, c’est toute cette réalité que tu viens de vivre avec intensité dans toutes ces années de séminaire et de communauté. Parce que si la vie de communauté est une chance, c’est aussi une épreuve et un lieu de vérification ; si la fraternité est une chance, c’est aussi une épreuve ; et il nous faut sans cesse nous redire que la grâce n’abolit pas la nature. Il s’agit de cultiver les dimensions les plus essentielles de notre humanité. Et c’est ce qui se vit au séminaire d’une manière particulièrement intense. Il est clair qu’on n’annonce pas le Christ dans une posture d’orgueil, de violence ou d’impatience. Et il s’agit de ne cesser d’être attentif et de travailler spirituellement et humainement les réalités de notre incarnation. Ce que nous sommes forme un tout : notre réalité humaine et notre réalité spirituelle doivent marcher d’un même pas, et c’est tout au long de notre vie que nous avons à travailler cette réalité humaine qui porte cette réalité spirituelle. Ce ne sont pas des connaissances intellectuelles, des facultés d’organisation et de management qui sont ordonnées ce matin : c’est un cœur, c’est ton cœur, Pierre, qui a rencontré le Cœur du Christ et le cœur de tes frères ! Où est-elle la foi qui n’agit pas, la foi sans la charité ? Le grand commandement – nous ne le savons que trop et c’est formidable – : l’Amour de Dieu et l’Amour du prochain comme soi-même. Toute ton éducation reçue en famille, dans la Marine, au séminaire, n’a cessé de développer ces qualités humaines. Et encore une fois, elles sont à travailler tout au long de notre vie, parce que ce dont il s’agit c’est de sculpter notre cœur sur le Cœur du Christ, sur les Béatitudes, et c’est l’œuvre, l’aventure spirituelle de toutes nos vies. Témoin de Jésus, doux, humble, artisan de paix. Charité et simplicité, sur lesquelles insiste Paul.

Unité en Église.

« Ayez soin de garder l’unité […] par le lien de la paix ! ». Nous connaissons cette prière bouleversante de Jésus : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi ». « Un seul Corps et un seul Esprit. […] un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » : c’est une formule trinitaire qui dit l’exigence de l’unité de tous les hommes comme une dimension essentielle. Le secret de l’unité du genre humain vient de la vie commune des trois personnes divines. Vatican II le souligne : l’Église est « le sacrement, c’est-à-dire […] le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». L’humanité n’a jamais été autant unie qu’aujourd’hui dans son destin : qu’il s’agisse de l’eau, du climat, de l’énergie, de la biodiversité ou du virus, tout est étroitement lié et nous sommes étroitement imbriqués. Mais il s’agit de vivre cette réalité non comme une contrainte technique, mais comme un appel spirituel à réaliser une pleine unité dans le Christ. Et nous retrouvons ici l’une des intuitions fondatrices du Père Teilhard de Chardin. L’Église, souligne Lumen Gentium, « apparaît comme un « peuple qui tire son unité de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit Saint » ». Il ne s’agit pas d’une unité de façade ou d’une unité d’organisation : le chef serait tellement content qu’on soit uni derrière son panache ! Il s’agit d’une unité de cœur et d’âme. Pierre ne cesse de travailler à l’unité, dans le dynamisme trinitaire, ne cesse pas de faire progresser toutes les formes de solidarité, tout travail d’équipe, tout accord entre des gens qui ne s’entendaient pas, tout engagement au service des autres. Dieu est là où plusieurs ne font qu’un. L’unité fraternelle est le plus beau des témoignages ; la division est le plus redoutable des contre-témoignages. Dans l’armée, nous le vivons avec une intensité toute particulière, parce que s’il n’y a pas de fraternité d’armes et de cohésion, on va à la mort, tout simplement. Et cette réalité nous renvoie à une réalité spirituelle encore plus fondamentale, c’est que, sans être unis les uns aux autres et unis au Seigneur, alors nous nous disloquons.

Pierre, aujourd’hui, au cœur de l’Église, tu vas me promettre obéissance, à moi et à mes successeurs. Puisse cette obéissance être un socle et un vecteur d’unité ! Accepter de recevoir dans sa vie une volonté qui n’est pas la sienne, pour faire de ma vie infiniment au-delà de tout ce que j’aurais pu personnellement concevoir et imaginer. Ne cessons pas, dans nos vies, d’être dans une constante dynamique d’unité, pour construire l’Église par le travail du Christ dans l’Esprit jusqu’au Père ! D’Adam au nouvel Adam, de la Genèse à la Croix, l’humanité part de la division et remonte vers l’unité. Un seul baptême, une seule foi, un seul Dieu et Père de tous : le seul avenir de l’Homme est bien là. L’Église, c’est ce signe et ce moyen de cette montée de l’humanité vers l’unité de Dieu. Tout l’itinéraire du Christ – et c’est ce passage si profondément théologique de saint Paul que nous venons d’entendre –, tout l’itinéraire du Christ, sa descente au plus creux de la condition humaine et sa remontée au plus haut de la Seigneurie divine a pour but, dit saint Paul, de donner à l’univers sa plénitude. Le don du Christ au monde, c’est son Église.

Mes amis, nous ne sommes ni plus ni moins que les dépositaires du projet de Dieu pour notre monde, un projet de plénitude dans l’harmonie d’un seul corps, le Corps du Christ. Et voilà que, par l’Église, Corps du Christ, nous recevons chacun un rôle dans cette construction de l’avenir de l’univers : apôtres, prophètes, évangélisateurs, pasteurs, enseignants. De cette manière, les fidèles sont organisés pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le Corps du Christ.

Mais, quel est mon rôle ? L’Église est une réalité hiérarchisée ; Paul n’a pas peur de l’affirmer. Tous n’ont pas le même rôle. Il s’agit de construire le Corps du Christ dans l’Amour. C’est cette unité décisive des évêques avec l’Évêque de Rome, cette unité décisive des diacres et des prêtres autour de leurs évêques, cette unité décisive des fidèles autour de leurs pasteurs. C’est dans l’harmonie et la cohésion que tout le Corps doit poursuivre sa croissance. « En vivant de la charité », poursuit saint Paul, « nous grandirons dans le Christ, car Il est la tête. […] Par Lui, […] le Corps poursuit sa croissance ». Et, au fond, la question, pour chacun d’entre nous, est de savoir comment j’y participe personnellement. Quelle est ma mission ? Quel est mon appel ? Quelle est ma vocation ? Chacun d’entre nous, ce matin, quel que soit notre itinéraire, quel que soit le point de notre vie où nous en sommes, nous avons à nous poser ces questions. Et paradoxalement, d’autant plus que nous sommes engagés comme ministres du Seigneur. Parce que la question n’est pas simplement : quelle est ma vocation ? La question, c’est : comment est-ce que, aujourd’hui, j’accomplis ma mission ? Comment est-ce que, aujourd’hui, j’accomplis ma vocation ? C’est bien jour après jour, au quotidien, qu’il nous faut accomplir et habiter cet appel du Seigneur.

Troisième et dernier point, rapide : cette unité avec le Seigneur et avec nos frères, elle se fait par la liturgie des Heures, la sanctification du temps.

C’est tout l’Évangile que nous venons d’entendre et que tu as choisi. « Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées. […] Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. […] S’il revient vers minuit ou vers trois heures du matin et qu’il les trouve ainsi, heureux sont-ils ! ».

Cher Pierre, ton engagement à célébrer la liturgie des Heures ne t’oblige pas au lever de nuit – je rassure ici tes parents – ! Mais le sens est bien là : c’est le tout de notre cœur qui est appelé à se donner au Seigneur. Quelles sont les perspectives de ma vie ? Qu’est-ce que j’attends ? Qu’est-ce que je désire ? Sur cette terre, nous ne sommes que des étrangers et des voyageurs. Quelles sont mes priorités ? Eh bien, la gestion du temps est le premier lieu du combat spirituel : c’est le lieu par excellence de l’expression des priorités de ma vie. Tu en fais l’expérience dans l’alternance entre la vie de séminaire où on est porté par la dynamique interne et les moments plus solitaires où nous voyons combien les rendez-vous avec le Seigneur sont un lieu de combat quotidien. Mettre le Seigneur à la première place ; mettre la prière à la première place ; fonder ma vie, c’est-à-dire concrètement fonder chaque journée sur le Seigneur par la liturgie des Heures, pour sanctifier le temps et ne cesser de veiller. Ne pas bâtir notre maison sur le sable mais sur le roc, celui de la prière. Avoir sa lampe allumée, c’est vivre avec la grâce du Seigneur. La cité qui a de vraies fondations, c’est celle dont Dieu lui-même est le bâtisseur et l’architecte. La prière, c’est le lieu de la grâce par excellence, c’est-à-dire le lieu de la gratuité. Pierre, ne cesse pas d’être un homme de gratuité ! Moins ça sert à quelque chose, plus c’est décisif, et plus tu perdras ton temps avec le Seigneur, plus celui-ci fécondera le reste de ta journée. C’est à la mesure dont nous nous donnons gratuitement que nous pouvons recevoir gratuitement. Et nous avons infiniment plus à recevoir qu’à donner : nous avons à recevoir, en pure gratuité, l’éternité. Et, sur ce plan-là, il faut quand même avouer que l’aumônerie militaire a un avantage comparatif décisif sur ce registre de la gratuité par excellence du ministère au cœur des hommes.

Gratuité de l’obéissance, de la pauvreté, de la charité, pour être canal de la grâce. Se faire serviteur, se faire acteur de la Grâce est l’instrument d’un don gratuit, un don qui a une telle valeur qu’il n’a pas de prix. Entrer dans cet infini de l’Amour de Dieu pour le monde. Il s’agit, pour chacun d’entre nous et pour toi Pierre, jour après jour, de ne cesser d’attendre la rencontre face à face avec le Bien-Aimé. Tes parents, sans doute, ont fait l’expérience de toutes les fois où ils t’attendaient de retour le samedi soir, et où ils étaient réveillés par un simple bruit de graviers au bout du portillon, disant que l’oiseau rentrait à la maison. Puisse notre attente du Seigneur nous mettre éveillés avec cette finesse et cette délicatesse ; puisse notre cœur être tout entier tourné vers le Seigneur, vers la moindre de ses manifestations, parce qu’à la vérité, si nous attendons le retour du Seigneur dans la gloire, le Seigneur est là, infiniment plus là que tout ce que nous pouvons réaliser. Il est plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, mais Il est aussi présent dans chacune des réalités et chacune des rencontres, chacun de nos frères, à la mesure dont nous y sommes attentifs.

Pierre, par cette célébration de ton ordination diaconale s’ouvre cette étape de l’existence qui te conduit déjà en une éternité, qui est celle qui habite nos cœurs. Puisses-tu accueillir ce don dans la puissance de sa gratuité, pour la rayonner à tous les hommes, tes frères, pour la gloire de Dieu et le salut du monde !

Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.

Amen.