Homélie de Mgr de Romanet pour la marche de Saint-Joseph

La marche de Saint-Joseph. Joie de ce temps du Carême. Joie de ce temps de libération, de lumière et de vie qui nous ouvre à une plénitude à laquelle chacun, nous aspirons du plus profond de nos cœurs. « Seigneur, apprends-nous à prier ». C’est le thème magnifique qui a été retenu pour cette journée en prévision de l’année jubilaire qui vient.

La prière comme lieu de gratuité. Lieu de grâce, de dons, d’offrande. La prière comme sommet de notre humanité. Et voilà que c’est la belle figure de saint Joseph qui nous accompagne tout au long de ce jour. Joseph, protecteur de Jésus. Joseph, protecteur de Marie, protecteur de la vie familiale, de la vie conjugale.

L’Évangile de ce jour est impressionnant lorsqu’il nous montre que c’est peu à peu que Marie et Joseph sont entrés dans la compréhension de la grâce qui leur a été faite en la personne de Jésus.

Il est impressionnant que la seule page d’Évangile qui nous rapporte la vie de Jésus au temps caché de Nazareth, ce soit ce temps de l’adolescence où l’on nous montre Joseph et Marie, décontenancés, ne comprenons pas, déphasés par rapport à cet adolescent qui commence à vivre sa vie. Quel réconfort pour tous les parents du monde de se dire que quand ils ne comprennent pas leurs adolescents, ils ne sont pas les premiers et qu’ils ne sont pas en cause en tant que tels car c’est bien le mystère de chacun et la réalité de chaque vie qui se joue. Nous ne mettrons jamais la main sur le mystère de l’autre, sur le mystère de notre conjoint, sur le mystère de nos enfants. Et il nous faut toujours, d’une manière ou d’une autre, savoir nous effacer, car on éduque toujours par plus grand que soi.

Ce que ces textes d’évangile manifestent, c’est qu’il nous faut ici quitter toute idolâtrie.

Je n’adore pas mon conjoint. Je n’adore pas mes enfants. Je les aime de tout mon cœur, et c’est totalement différent. Je ne suis dans une emprise totalitaire, je suis dans un amour libre, confiant et respectueux de chacun. Il nous faut accepter une limite radicale qui fait que notre conjoint et nos enfants ne pourront jamais nous combler en plénitude, parce que nous sommes faits pour plus grand que notre conjoint. Nous sommes faits pour plus grands que nos enfants. Nous venons de plus loin et nous allons plus loin. Dieu est Premier. Et lorsque Dieu est posé en premier dans ma vie, alors chaque relation prend sa juste place. Alors, les relations entre les conjoints, les relations entre parents et enfants ne sont pas absolutisés. Alors, chacun peut respirer à son rythme, d’une authentique liberté dans la lumière de Dieu. Voilà, me semble-t-il, un enseignement essentiel de cet évangile. Je n’adore pas mon conjoint et mes enfants. Je les aime du plus profond du cœur ; c’est lorsque Dieu est premier dans ma vie – et il l’est par la prière – que toute relation trouve sa juste place, éclairée par le Seigneur, notre Dieu.

La première lecture que nous avons entendu de l’Épître aux Romains nous invite à la liberté, c’est-à-dire nous invite à passer de la loi à la grâce. C’est tout le thème des épîtres de saint Paul. La loi est pédagogue, elle est utile, mais elle juge et elle condamne. Et face à la loi, nous sommes tous en défaut. La grâce, c’est l’accueil de l’amour de Dieu dans sa dimension la plus belle et la plus forte.

Un chrétien n’est pas un individu qui, en respectant la loi, en respectant le code, en respectant les règles, achète son salut. Personne ne sera jamais juste par lui-même devant son créateur.

Un chrétien est une personne qui se sait infiniment aimée par Dieu, son père, parce qu’il est notre Père et parce que nous sommes ses enfants. Se savoir infiniment aimé d’un père de tendresse et de miséricorde dans une relation d’amour, de vie, de gratuité qui en fait tout le prix.

D’une certaine manière, ce texte de saint Paul nous invite d’une manière théologique à passer des Commandements aux Béatitudes. Les Commandements, c’est du bon sens. C’est une dimension de réciprocité assez universelle. Le devoir de ne pas tuer, c’est le droit de ne pas être tué. Le devoir de ne pas voler, c’est le droit de ne pas être volé et le devoir de ne pas mentir, c’est le droit que l’on ne me mente pas. Dans son dialogue avec le jeune homme riche, le jeune homme lui dit « Tout ceci, je l’ai observé depuis mon enfance. » C’est alors que Jésus, d’une manière décisive – et c’est le grand saut de l’Évangile – nous fait passer des Commandements aux Béatitudes, de l’avoir à l’être, du faire au recevoir.

Heureux les pauvres de cœur, heureux les doux, heureux les justes, heureux les artisans de paix. Il s’agit de passer de la réciprocité d’intérêts bien compris, qui n’est rien de moins que le contrat, au décentrement, vouloir d’abord le bien de l’autre. La gratuité, c’est l’autre nom de la grâce. Elle est au fondement de nos vies. Tout ce qui est essentiel dans nos vies, nous l’avons reçu gratuitement. Ce à quoi nous aspirons de la manière la plus forte, la plus belle, la vie éternelle avec Dieu, nous ne pourrons la recevoir qu’en pure gratuité, à la mesure dont nous devenons spirituellement, personnellement, des êtres de gratuité. C’est d’une clarté vertigineuse et nous le disons en chaque Notre-Père : « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » C’est à la mesure dont vous faites miséricorde qu’il vous sera fait miséricorde.

Nous ne pouvons prétendre bénéficier du pardon qui vient de Dieu qu’en tant que dans le plus profond de nous-mêmes, nous devenons nous aussi des êtres de pardon et de miséricorde. Dieu ne veut rien de moins pour nous que notre cœur soit à l’image de son propre cœur.

La gratuité, c’est extraordinairement déstabilisant. J’ai toujours peur de ce qui est gratuit et quand quelqu’un vient offrir quelque chose sans que je l’ai sollicité, je me demande toujours ce qu’on va me demander en retour ou qui me présentera la facture.

Or, Dieu est pur gratuité, pur grâce, pur amour. Et voilà que cette grâce se dit d’une manière privilégiée dans la prière.

Mes amis, voilà le point central que je veux développer avec vous dans ce thème d’aujourd’hui, « Apprends-nous à prier », la gratuité fondamentale, la grâce dans laquelle nous sommes invités à entrer. La prière, c’est prendre du temps pour se mettre sous le regard de Dieu. C’est offrir à Dieu le temps qu’il me donne. C’est l’action de grâce par excellence.

Alors, nous ne sommes pas tous consultants dans les cabinets d’affaires les plus dotés de la capitale, qui déclenchent le chronomètre dès que deux minutes de conversation ont commencé à s’écouler. Mais nous savons tous l’importance du temps et nous savons tous que le combat fondamental de nos existences dans la gestion de ce temps qui nous est offert. Le temps exprime la hiérarchie de mes priorités, et c’est la base-même de la prière.

Nous sentons tous ce combat au quotidien dans nos existences. Le temps est un gaz parfait qui occupe tout l’espace que je lui donne. Le temps se comprime, se dilate à partir de la réalité spirituelle de la vie. Tous dans cette basilique, nous bénéficions identiquement de 96 quarts d’heures par jour. 24 heures, multiplié par quatre. C’est basique, alors imaginez un damier avec 96 cases, et que ces cases soient toutes occupées.

Vous savez que depuis dix ans, nous avons perdu une heure de sommeil avec ce petit appareil extraordinaire que nous avons dans la poche, ces petits écrans si fabuleux qu’ils font après tout sauf le café et qui nous permettent d’être en contact avec l’information, les réseaux, la connaissance universelle de l’humanité qui nous entoure.

Notre vie professionnelle est déjà, pour tous, très rempli, ce à quoi s’ajoute notre vie de famille, notre vie sociale, nos obligations associatives. Nous n’avons plus de minute, et d’ailleurs nous sommes très attentifs à ne pas perdre notre temps. Mes amis, si les 96 cases de votre journée sont toutes occupées, la vérité est que vous êtes un mort-vivant, vous êtes esclave, vous n’avez plus aucune marge de progression, de liberté. Il suffit que vous retiriez une case sur votre échiquier et vous pouvez faire bouger tous les autres pions de votre damier.

Impressionnant de se dire qu’on peut dire exactement les mêmes choses du temps et de l’argent. Si votre budget est totalement occupé, à 100 %, par une magnifique organisation que vous avez faite avec votre banquier, si vous avez tout calculé absolument au centime près. S’il n’y a aucun centime de gratuité dans vos vies, s’il n’y a aucun centime de gratuité dans les moyens qui vous sont offerts, là aussi, vous êtes totalement esclaves et en chute libre. Il suffit que vous récupériez une case de gratuité pour que tous les pions de votre échiquier se remettent à danser de la manière la plus libre et la plus belle.

Point essentiel pour récupérer notre liberté spirituelle que de récupérer une partie de liberté dans notre emploi du temps. Il y a deux outils manifestes pour nous aider sur ce registre et par chance, nous sommes les seuls à en connaître le contenu. Ce lien direct, c’est notre agenda et notre relevé de compte en banque. Si le tennis ou le ski ne figurent ni dans votre agenda ni dans les comptes en banque, c’est agréable, vous ne jouez ni au tennis, ni ne faites du ski. Si vous faites du ski, n’importe quel enquêteur en trouvera la trace dans votre agenda, dans votre relevé de compte en banque.

S’il n’y a pas une trace dans votre agenda d’un temps de prière, et si ça ne se manifeste par aucune action de générosité concrète et charitable, quelle est la réalité de ma vie ? Quelles sont les priorités de mon existence ?

Mes amis, si Dieu est Dieu, il est nécessairement la priorité de mon existence et j’organise mon temps par rapport à lui.

Alors, j’ai bien conscience que quand je vous parle de 96 quarts d’heure et d’un quart d’heure par jour, c’est himalayesque ! Un quart d’heure, c’est considérable.

Je me permets de vous proposer très simplement deux banalités en trois minutes chacune. Première banalité, Dieu nous parle de deux manières. Il nous parle par sa parole explicite, par l’Évangile, et il nous parle par notre conscience. Trois minutes le matin avec la parole de Dieu. Vous savez qu’avec vos smartphones, qui sont aussi une bénédiction par bien des côtés ou avec tous les petits livrets que nous avons, nous pouvons lire l’Évangile du jour une première fois pour en prendre connaissance, comme un article de journal, et puis relire une deuxième fois pour essayer d’identifier un mot, une phrase ou une expression qui me marque, moi personnellement. Pas la pointe intellectuelle du texte, pas comme si j’avais à en rendre compte de manière pseudo-intelligente. Qu’est ce qui me frappe, moi, dans ma vie, dans mon histoire, dans mes préoccupations ? Et je constate, émerveillé, que nous pourrions prendre le même texte, les 2 000 que nous sommes dans cette basilique et chacun identifier un mot plus particulier, parce que chacune de nos histoires est unique et parce que le Seigneur vient nous éclairer, chacun, d’une manière spécifique. Ce petit mot, cette phrase, ce verset que j’ai identifié, éventuellement avant d’avoir pris mon café du matin ou dans le métro ou dans le bus, je le garde en mémoire. Et puis ma journée se déroule… A un feu rouge, dans un ascenseur, en début de réunion, on se dit « Tiens, c’est quoi pour moi le mot de la Parole de Dieu aujourd’hui ? Ah oui, c’était ça. » Et quand je prends des décisions réflexes, « j’y vais, j’y vais pas ? j’achète, j’achète pas ? », je me demande « Tiens, c’est quoi pour moi le mot de la parole de Dieu ? Ah oui, c’était ça ». Certains moments, je sens que je vais commencer à m’énerver un peu parce que telle ou telle personne finit par être un peu fatigante, et je menace de perdre mes nerfs « Tiens, c’est quoi pour moi le mot de la parole de Dieu ? Qu’est-ce que cela m’inspire dans la situation présente ? »

Mes amis, le soir, c’est 5, 10, 15, 20 fois que la Parole de Dieu m’aura massé le cœur. Investissement de base, trois minutes. Retour sur investissement optimale. A la fin du mois, ce seront 30 mots qui m’auront massé le cœur.

Dieu nous parle par sa parole, il nous parle aussi par notre conscience. Prendre trois minutes tous les soirs, ou alors trouver un moment que je sais trouver régulièrement, avec mes cinq doigts, vous le savez bien : un « Notre-Père » pour se mettre en présence du Seigneur, un merci d’action de grâce, un merci différent chaque jour parce que chaque jour est différent. Merci pour une rencontre, merci pour un sourire, une découverte. Merci pour la vie.

Un pardon. Il ne s’agit pas d’entrer dans tous les détails de la journée mais de s’interroger sur le principal moment dans ma vie où j’ai manqué à l’amour du Seigneur. Je réalise bien vite que ce qui est important, ce n’est pas ce que j’ai fait – je n’ai pas tué, j’ai pas volé – c’est ce que je n’ai pas fait, c’est de l’omission : j’ai été absent, j’ai été défaillant, j’ai omis.

Ça n’a pas changé d’avis du jour au lendemain. Et quand je me suis répété 10, 15, 20 fois que sur tel ou tel sujet, il faudrait que je fasse attention, la cartographie de mes combats spirituels va finir par s’affiner et je serai beaucoup plus armé pour avancer dans ma vie à la suite du Seigneur.

Nous savons tous les points de conversion des existences et nous avons horreur quand quelqu’un de l’extérieur, fusse notre conjoint ou notre meilleur ami, vient le verbaliser.

Qui peut nous dire avec plus de douceur, de gentillesse, de tact, de diplomatie que sur tel ou tel sujet, je ferais bien d’en terminer par une conviction que ma propre conscience ?

Mes amis, écoutons notre conscience jour après jour pour identifier nos combats et peu à peu gagner sur l’adversaire.

Un Notre-Père, un merci, un pardon, une demande pour quelqu’un que je connais ou non, et un Je Vous salue Marie, pour boucler, avec la Vierge Marie, l’essentiel de nos vies.

« Seigneur, apprends-nous à prier ». Il s’agit d’abord de cette claire décision d’isoler du temps, de prendre du temps, d’offrir du temps.

Mes amis, c’est exactement ce qui va se passer dans un instant sur cet autel. Au moment de l’offertoire, le célébrant va, sur une patène, déposer un peu de pain, fruit de la terre et du travail des hommes.

À la vérité, c’est chacun d’entre nous qui sommes invités à nous déposer spirituellement sur cette patène pour être offerts au Père par le Fils, dans l’Esprit. L’immense combat de nos vies, c’est celui de nous détourner du « Non » de nos premiers parents pour entrer dans le « Oui » parfait du Christ à Son Père. L’Eucharistie, c’est l’action de grâce, c’est l’expression de la gratuité, où je m’unis à la prière parfaite du Fils, où je lui offre ma vie pour être transformé. Et Dieu, notre Dieu, ne peut nous transformer qu’à la mesure dont nous nous offrons. Nous mesurons que ce qui est en jeu, c’est bien pour chacun d’entre nous la question du choix de Dieu, par le choix des priorités de nos existences, par le choix du temps et de la manière dont nous les hiérarchisons. Le choix de Dieu, c’est le choix que Dieu a fait de chacun d’entre nous. Dieu qui nous veut, chacun, pour l’éternité, dans Sa lumière. C’est le choix que nous avons fait à chacun, librement, de la suite du Christ, et c’est ce que Joseph, de la manière la plus belle et la plus forte nous invite à venir en faisant un pas de plus à la suite de son fils.

Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.

Amen.