Participer à la politique mémorielle du ministère des Armées, une « pastorale de la mémoire »

Samedi 22 octobre 2022, à Rancourt dans la Somme, les gendarmes régulent un trafic anormalement dense sur la route qui passe devant une chapelle perdue au milieu de la campagne picarde. Le soleil qui se lève fait briller les pointes en laiton qui couronnent les hampes de la trentaine de drapeaux présents. Le bruit caractéristique des clous des godillots qui frappent le sol résonne et l’on voit apparaître dix hommes en tenue bleu horizon. Les porte-drapeaux, les reconstitueurs sont venus de tout le département pour une cérémonie spéciale : l’inauguration de la chapelle du Souvenir Français et de son exposition permanente sur les religions dans la Grande Guerre.

Les autorités arrivent et prennent place dans la chapelle, alors que démarrent la procession de la sainte messe présidée par Mgr Antoine de Romanet, évêque aux Armées, accompagné notamment par l’abbé Cédric Burgun, représentant le culte catholique au sein du conseil d’administration du Souvenir Français. La chapelle est pleine et le souvenir des combattants de la Grande Guerre est omniprésent dans l’architecture des lieux et le cœur des fidèles. Ce souvenir est tout aussi palpable à l’extérieur alors que l’assemblée se rassemble pour la cérémonie militaire au milieu des tombes des 8500 soldats français qui reposent là pour l’éternité.

Fruit d’une initiative personnelle au lendemain de la guerre par la famille Bos qui voulut ériger un monument à la mémoire de son fils et de ses camarades de combat tués le 25 septembre 1916, la chapelle est gérée par le Souvenir Français depuis 1937 et est le haut-lieu du souvenir de la participation française à la Bataille de la Somme.

Les Hauts-de-France accueillent de nombreux monuments commémoratifs, de nombreuses nécropoles, françaises, allemandes ou des pays du Commonwealth. Les rassemblements mémoriels et les grandes cérémonies du souvenir rythment le calendrier annuel et la présence de l’aumônerie militaire y est toujours appréciée.

Cette présence s’inscrit parfaitement à la fois dans la politique générale de l’aumônerie militaire (2.3.5.) et dans le plan d’action 2022-2025 de l’aumônerie militaire catholique de décembre 2022 (V.). Le premier précise qu’« en adéquation avec la politique mémorielle du ministère [des Armées], ils [les aumôniers] peuvent contribuer à l’action de mémoire pour les dimensions spécifiques à leur culte ». Ce que l’aumônerie catholique traduit par le fait qu’« une attention constante et soutenue sera apportée […] à la question du sens et de la cohésion, ad intra et ad extra, notamment par l’attention portée au lien armée/nation, à la politique mémorielle, à la participation aux recherches, expositions, manifestations […] déployant l’histoire de notre pays. Il s’agit de contribuer à ce que l’histoire nationale et la mise en valeur de ses moments d’héroïsme développent le sens de l’engagement et de la cohésion nationale au profit du bien commun ».

Les aumôniers militaires des Hauts-de-France sont particulièrement investis dans ce domaine. L’abbé Jean-Marie, aumônier du groupement de Gendarmerie d’Arras, est aussi le chapelain de la nécropole nationale Notre-Dame de Lorette. Il est également membre, comme l’abbé Gilles et l’aumônier Emmanuel de la Garde d’Honneur de la nécropole. Ils sont également en lien avec la Royal British Legion, le Souvenir Français, l’ONAC, la Commonwealth War Graves Commission, les Délégués Militaires Départementaux, les associations patriotiques, etc… comme membres, référents et/ou intervenants. Tous ces groupes, tous ces lieux, toutes ces cérémonies sont aussi l’occasion de retrouver nombre de nos militaires et de vivre des temps privilégiés avec eux, unis et réunis autour du souci commun de faire vivre la mémoire de nos anciens, et pour les croyants, de continuer à les porter dans notre prière.

Au-delà de l’aspect cérémoniel, les aumôniers s’investissent également dans la recherche via les comités historiques locaux ou d’associations, ou encore au sein des groupes de reconstitution. Chez les reconstitueurs, certains militent pour aller plus loin que la simple représentation à partir des textes réglementaires et les grands récits de bataille. Comme l’exprime, l’adjudant-chef de Gendarmerie Gonzague, investi dans ce domaine depuis plus de 30 ans, membre de l’association « La Fourragère » : « nous voulions nous recentrer sur l’homme, son vécu, son ressenti, ses souffrances, ses doutes […] nous voulions faire émerger une certaine conscience de groupe dans ce petit monde de la reconstitution avec comme aboutissement ultime la prépondérance de l’Histoire vivante. […] La reconstitution n’est pas un jeu ou un passe-temps, c’est un outil fabuleux de transmission de la vie de nos ancêtres ; ceux qui ont fait la France, ceux qui nous ont faits ».

A l’invitation de ces militaires, quelques aumôniers ont rejoint les rangs de la reconstitution dans l’optique exposée précédemment. L’objectif est de témoigner de la présence des aumôniers militaires, des prêtres, des religieux dans ces époques. Cela nécessite un travail de recherche, en se plongeant dans les correspondances privées, les archives, en prenant contact avec les diocèses.  A partir d’un récit, d’une photo, d’un nom sur une pierre tombale, l’histoire de ces hommes et de ceux qui les ont côtoyés dessine l’histoire plus large de l’héroïsme du quotidien et de la foi qui a animé ces hommes plongés dans l’horreur de la guerre.

Une autre finalité de cet investissement est de partager du temps avec les reconstitueurs lors des camps multi-époques (souvent en bivouac de plusieurs jours), d’échanger avec eux et même de prier quand les conditions sont réunies. L’adjudant-chef Gonzague témoigne : « notre petit groupe soudé autour de la transmission de la mémoire du combattant français s’est vu étoffé il y a quelques temps de nouveaux membres. Je ne pense pas qu’il s’agisse de hasard et puisqu’ils sont tous deux aumôniers militaires catholiques, je préférerais ici employer le terme de grâce. On voulait parler de l’homme, de sa vie, de sa mort et de tout ce qui se trouvait entre ces deux pôles. La religion avait de fait toute sa place dans notre projet. Quand on imagine que la plus grande part du temps du poilu de 14-18 était d’attendre, on comprend qu’il pensait, ‘gambergeait’ et priait. N’oublions pas que les français étaient majoritairement catholiques et pratiquants à l’époque. […] La présence d’aumôniers militaires, dont un prêtre, apportent indéniablement un plus aux camps. Avec le recul, on peut même parler de facteurs de sérénité et de cohésion. Une messe célébrée sur un camp est un moment de communion entre les groupes, provoquant la rencontre de différentes époques. Côte à côte, un poilu de 14 et un chouan écoutent le sermon ; un défenseur de Bir Hakeim derrière celui de Sébastopol s’approche pour la communion. Il s’agit ici, sauf erreur de ma part, de la première fois que l’on envisage l’Histoire vivante contemporaine sous cet angle et ‘en réel’ ».

Même constat du côté des aumôniers : « Notre présence a quelque chose d’atypique et en même temps d’assez naturel. Jusqu’à une époque récente, le fait religieux était omniprésent dans les sociétés et dans la vie privée des hommes. L’aumônier militaire qui a été déployé en OPEX sait à quel point la foi est un puissant soutien dans le quotidien du soldat projeté loin de chez lui, sur un théâtre de guerre. Ainsi, notre participation fait le lien entre différentes époques historiques et l’aujourd’hui de notre mission ; un lien créé par une seule et même foi. C’est aussi l’occasion de faire découvrir à ceux qui sont plus éloignés de celle-ci et/ou de la pratique ce pan de la vie du soldat, de répondre à leurs questions et pour certains mêmes de cheminer à titre personnel. Dans ses mémoires parues en 1931, le maréchal Foch, vainqueur de la première guerre mondiale écrivait que ‘parce qu’un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir’, nous qui célébrons chaque jour le mémorial du sacrifice du Christ sur la Croix, et qui partageons chaque jour le quotidien des soldats, ne pouvons qu’être sensibles à cette transmission de la mémoire du sacrifice de nos grands anciens ».

La cérémonie militaire prend fin à Rancourt. Mgr de Romanet a l’occasion de rencontrer les reconstitueurs de l’association « 14-18 en Somme ». Quelques photos, quelques échanges et les hommes mettent un genou en terre pour recevoir la bénédiction de l’évêque aux Armées. L’émotion est forte, presque palpable. Les hommes s’en souviendront longtemps.