L’abominable principe de précaution et la belle vertu de prudence

On entend de plus en plus remettre en cause le fameux « principe de précaution » dont nous savons qu’il est arrivé dans la vie publique par la voie du supposé réchauffement planétaire. Inscrit dans notre constitution française, il n’achève pas son parcours dans le Droit mais s’insinue aujourd’hui dans nos mentalités et finit par envahir tous les domaines. Si on laisse ce virus gagner encore du terrain, c’est la vie tout entière qui va s’arrêter ou sera susceptible d’être condamnée ; s’il y a encore de la vie, elle sera contrainte à la clandestinité, constamment suspectée par le pouvoir politique.

Il y a urgence à intervenir. Il y a urgence à ce que les hommes prudents se coalisent et, évacuant avec courage pour eux-mêmes le principe de précaution, qu’ils luttent pour sa disparition totale et du Droit et des mentalités.

Le pire est qu’on se prend à l’identifier avec la noble et belle vertu de prudence grâce à laquelle l’homme et les peuples vivent et grandissent non seulement contre les risques mais aussi avec eux. On confond les deux, souvent à dessein, pour justifier l’un par l’autre, pour habiller le principe de précaution de la caution de la prudence. Ainsi déguisées, nos peurs, apparemment légitimées par la prudence, se parent de la toge flamboyante de la responsabilité. En réalité, les deux instances intérieures diffèrent profondément. L’une est une vertu souple procédant par acte distinct ; elle remet l’ouvrage du discernement à chaque nouveauté ; ses conclusions ne se répètent jamais et elle adapte ses décisions aux circonstances. Elle fait du sur-mesure. L’autre est un code rigide ajustant les circonstances à lui-même. Il fait du prêt à porter. C’est justement un principe. Les principes ne sont pas mauvais en eux-mêmes, il faut même avoir quelques principes sauf à être complètement dévoyé.  Mais le problème du principe de précaution, c’est qu’il forme et déforme les faits pour qu’ils soient respectueux de lui-même, le principe de précaution. Il s’auto-satisfait de lui-même.

On comprend le mouvement : par définition, le principe est intangible. Sa force tient de sa fidélité à lui-même. Il a pour raison ultime d’agir pour se protéger lui-même. S’il prétend s’adapter alors il meurt en tant que principe. Il est de l’ordre de la loi, ou, plus précisément il génère les lois générales. Mais avec le principe doivent être posées deux questions : d’abord, est-il bon en lui-même ? Ensuite, comment s’applique-t-il ?

Le principe de précaution est-il bon en lui-même ?

La première question se pose car il existe des principes mauvais. Vérifions donc d’abord si ce principe est un principe d’humanité c’est à dire une loi écrite ou non écrite qui protège et fait grandir l’homme. Ou au contraire ne serait-ce pas une loi qui amenuise et infantilise l’homme et dont le but (inavoué) est de mettre le responsable à l’abri de la loi et des médias (surtout des médias) ? On peut se demander si, en laissant aux innocents les arguments gélatineux toujours avancés, le principe de précaution est une précaution non pas pour les personnes « protégées » mais pour celui qui en a la charge. Prenons un exemple : on interdit purement et simplement l’accès à tel pays ou à telle région au  motif qu’il y a des risques d’enlèvement ou d’assassinat. Le fait-on vraiment pour le bien des personnes à qui l’on fait cette interdiction ou pour se mettre à l’abri de toute poursuite ? On me répondra qu’il ne faut pas opposer les deux et qu’on peut dans la même interdiction penser à l’autre et penser à soi. Mais le mot lui-même devrait nous rendre prudent : il vient du latin praecavere où nous reconnaissons le verbe cavere employé dans la célèbre formule « cave canem », prends garde au chien. La posture précautionneuse est donc celle de la suspicion, de l’alerte, de la conscience d’un danger, à l’opposé de celle du veilleur qui a confiance, couve du regard le monde sans obstruer la vie des autres par ses propres peurs. Le principe de précaution respire la peur. Il transpire le manque de courage.

Comment s’applique le principe de précaution ?

La deuxième question surgit de l’application d’un principe, intemporel, à la réalité concrète. On ne passe pas directement du moteur aux roues ; il y a un embrayage et des rouages complexes. Or le principe de précaution est directement appliqué aux réalités, à la vie humaine et sociale. Ce qui redouble sa nocivité. Il n’épouse pas les rondeurs et les subtilités de l’existence concrète et il divorce de toute prise en compte des aléas de la vie. L’incertitude le fait vomir. Immédiatement appliqué aux choses, un principe condamne les autres principes et ampute la vie de sa richesse.

A ces deux questions, j’ajoute quelques réflexions qui rejoindront nos expériences quotidiennes.

Le principe de précaution cherche donc à éviter toutes conséquences sur soi. Il court à l’abri le plus proche. Son but n’est pas de gagner la tranchée adverse mais d’éviter les éclats d’obus. Pour lui l’important n’est pas la victoire mais le « zéro mort » ou tout au moins « zéro mort » dont je puisse être tenu pour responsable. Appliquent le principe de précaution tous ceux qui ne veulent pas que leur responsabilité soit engagée en face d’un échec. Le principe de précaution s’invite aujourd’hui à la table de tout responsable. Il semble souvent être le principe premier réglant le cours des actions (sauf des actions boursières, on l’a compris).

Son procédé est simple : il imagine le pire, aussi improbable soit-il, aussi irréel soit-il, et il tente de le conjurer par avance. Le principe de précaution recale donc tout sur le niveau le plus bas de risque. Il souhaite, par exemple, que tout résiste à la vague centennale. Encore que l’exemple de la vague ne soit pas bon car cette vague a une probabilité réelle et certaines plateformes de forage en ont fait l’expérience. Le principe de précaution ne s’arrête pas à la grosse vague prévisible mais va aller jusqu’à celle imprévisible qu’on n’a jamais vu autrement qu’en imagination.

Zéro risque – zéro initiative

Son application conduit donc à zéro risque ce qui équivaut à zéro initiative autre que celles de stricte nécessité. Manger, dormir, par exemple, encore que leur contrôle sévère soit de stricte rigueur pour diminuer au maximum la responsabilité des responsables : que mange-t-on ? Quel contrôle alimentaire ? Etc. Les nécessités imposées par la vie sont les seuls lieux où l’autorité accepte encore une prise de risque : « puisque l’homme est obligé de manger, nous ne pouvons pas lui interdire de manger mais nous imposerons des boîtes où apparaissent tous les ingrédients du produit ; ainsi notre responsabilité ne sera pas engagée ».

Regardez une boîte de médicament : au milieu de toutes les mises en garde et contrindications, il devient pratiquement impossible de découvrir la posologie. Essayez avec un médicament nouveau et vous verrez. On finit par se demander si les médicaments ne sont pas plus dangereux que bienfaisants.

A l’opposé, tout ce qui n’est pas démontré comme nécessaire devient suspect d’apporter des ennuis gratuits dont on peut se passer. Au fond, le principe de précaution rêve d’une société humaine réduite aux aguets, où seules les nécessités vitales auraient pignon sur rue. Il tend donc à mettre la vie entre parenthèses : son modèle est la survie végétative. Son horizon est la vie monocellulaire, inchangée depuis des milliards d’années sur terre.

La question des moyens proportionnés aux buts poursuivis…

Parce qu’il naît de la peur, le principe de précaution a pour obsession l’élimination du risque ou, au moins, de toute responsabilité personnelle à l’égard d’un risque aussi extravagant soit-il. Il ne se pose pas la question des moyens proportionnés aux buts poursuivis, comme le fait la prudence, mais il veut des moyens le mettant à l’abri de toutes poursuites à son encontre. Craignant les pépins, il en ouvre d’autres pour se protéger.

Le principe de précaution s’impose comme une loi d’acier. La foi évoque la confiance dans la vie ou dans l’autre. Ainsi la vertu de prudence élargit son regard sur ce qu’il manque à l’homme pour grandir en vie éternelle. Le risque qu’elle pèse ne s’identifie pas au seul danger de la route. Elle assume aussi, dans son analyse, le risque de ne pas bouger. Mais le risque de l’inaction est ignoré du principe de précaution ou, en tous cas, il ne pèse jamais autant que celui du mouvement. Ne rien faire supporte moins d’accusation potentielle que de faire ou laisser faire. Devant le tribunal des médias, l’interdiction de l’action vaut toujours mieux que le mouvement qu’on aurait autorisé.

« Le principe de précaution est insensé », écrit Jean de Kervasdoué (Le Figaro du 30 septembre 2014). « Comment pourrait-il avoir un sens puisqu’il n’est jamais défini… De surcroît il est illogique : comment prendre des mesures proportionnées alors que la réalisation du dommage que l’on souhaite éviter est incertaine ?… Enfin, et surtout, ce principe ne s’intéresse qu’aux dommages et fait fi des bénéfices probables, voire certains… Avoir fait de la précaution un principe est un drame : il ne s’agit plus de tenter d’analyser des évolutions vraisemblables, compte tenu des informations disponibles, mais d’imaginer l’irréel, l’impensable, sous prétexte que les dommages causés pourraient être importants… » On ne peut mieux dire.

Le principe de précaution ne prend pas le risque de peser réellement le risque ; il économise l’énergie du calcul et en ce sens il s’oppose à la science. A terme, il ne sait plus compter. C’est tout ou rien, zéro ou un. Il ignore volontairement les statistiques : peu lui importe que le risque soit calculable ou pas, s’il correspond à des faits déjà produits. Il ne fait pas de distinction entre le risque imaginaire et le danger mesurable. Le risque imaginaire est celui qu’on peut se représenter mentalement ; or l’imagination humaine étant sans limite, l’homme peut construire sur tout événement l’idée d’un danger. J’ai connu un homme qui ne pouvait pas faire dix pas sans se croire en danger mortel : la faux de la mort l’accompagnait de partout. Le laissant une fois quelques instants sur un banc public pour répondre à un appel, je l’ai vu se recroqueviller sur lui-même, littéralement terrorisé. Quelle souffrance pour lui ! Personne n’hésitera à dire qu’il est malade. Or le principe de précaution est une forme parfaitement identifiable de la même maladie.

Jusqu’où devrons-nous être interdits et ligotés pour revenir à la vraie prudence ?

+ Luc Ravel