Lettre de février 2021

Par Mgr Antoine de Romanet, Évêque aux Armées

Madame, Monsieur, chers Amis,

Début janvier 2021, nous avons accompagné par la prière de l’Eglise en la cathédrale Saint-Louis des Invalides, Yvonne, Dorian, Tanerii, Quentin et Loïc, « morts pour la France » dans le cadre de l’opération Barkhane.

La mort est bien LA question par excellence au cœur de notre humanité et au cœur de nos Armées. Le « sacrifice suprême » renvoie aux questions spirituelles les plus définitives que l’homme peut se poser. Qu’est-ce qui mérite aujourd’hui que l’on sacrifie sa vie ? Qu’est-ce qui justifie de prendre la vie d’un autre ? Dans l’armée, les hommes sont en permanence appelés à réfléchir sur ces sujets cruciaux du sens de la vie, de l’engagement et de la légitimité de donner la mort au risque de leur propre existence. Leur accompagnement sur ce registre est décisif. C’est une responsabilité centrale du commandement, appuyé par les aumôniers.

Il est impressionnant de constater que la notion de sacrifice suprême figure désormais dans le statut général des militaires comme un élément de contrainte juridique. L’article 1er du 24 mars 2005 stipule que « […] l’état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu’au sacrifice suprême ».

Pour le général Georgelin : « Un chef de section, tous les matins, voit ses trente soldats un par un, il les regarde dans les yeux, il sent s’ils vont bien, s’ils cachent quelque chose, s’ils sont bien présents et, in fine, si la guerre était déclarée, s’ils le suivraient ». De là cette conviction forte qu’un officier ne « manage » pas, ne dirige pas, mais commande, emmène au bout de la vie en tutoyant la mort des hommes qui le suivent parce qu’ils ont confiance en lui. Se dégagent ici cinq points décisifs : donner du sens, aller à l’essentiel, agir toujours en équipe, faire preuve de courage et parler-vrai. Soulignons la magistrale dimension de fraternité. Assurément l’une des réalités les plus puissantes éprouvées au sein des armées : ma vie est entre les mains de mon compagnon d’armes et sa vie est entre les miennes !

La singularité militaire conduit avec gravité à donner la mort, sur ordre, de manière délibérée, sans excitation ni inhibition. La haine et la bestialité ne doivent pas s’immiscer dans le combat. L’humanité, la mienne et celle de mon adversaire doivent être respectées. Donner la mort mécaniquement, sans âme, risquerait de provoquer les pires atrocités. Conserver envers et contre tout la dignité fondamentale de la personne humaine est essentiel. Elle constitue un pilier de l’éthique militaire, la raison pour laquelle le terme « neutraliser » et non « tuer » est utilisé dans les armées. Parce que « l’effet final recherché » n’est pas de « tuer » l’ennemi mais de l’empêcher d’agir négativement à notre encontre.

Les questions de la mort et du sacrifice suprême renvoient tout entières à des réalités religieuses transcendantes. Sacrifice signifie « rendre sacré ». Comment peut-on entrer dans l’immortalité, celle de la mémoire ou de l’honneur ? Déjà chez Platon, l’âme survit là où le corps périt, ainsi la mort n’est-elle à redouter que comme la fin du corps. Son acceptation est facilitée par la conviction que le défunt survit dans la mémoire nationale, qu’il ne meurt pas réellement mais accède à une éternité, une « mort immortelle ». La guerre confère une sorte de noblesse à cette réalité de la mort que nous avons tous à affronter. Le sacrifice suprême au service de la nation pose ainsi la question de la nation elle-même. Qu’est-ce qu’une nation ? Pendant des générations, ceux qui engageaient leur vie au service de la nation le faisaient pour la conception des valeurs transcendantes qu’elle représentait. Quelles sont ces valeurs ?

Le besoin d’être soutenu, accompagné, guidé, conforté ou rassuré dans l’emploi de la violence légitime au nom de la protection de la France et de ses valeurs est impossible à satisfaire sans aumôniers. J’ai été frappé par les propos de nombre de Chefs de Corps affirmant qu’ils ne partiraient jamais en opérations sans leur Padré ni leur Toubib : sans leur aumônier ni leur médecin. La cohérence fondamentale du corps, de l’âme et de l’esprit apparaît expressément dans les témoignages des aumôniers militaires dont les offres de prières sur le terrain sont autant attendues qu’accueillies.

Ce que portent les aumôniers catholiques pour « servir la force d’âme » est une réalité sacramentelle ancrée dans la mort et la résurrection du Christ. Le Christ, vrai Dieu et vrai homme, venu offrir une nouvelle et éternelle alliance entre le ciel et la terre. Toute la foi chrétienne a pour socle ce visage du Ressuscité offrant perspective, souffle et espérance qui soutiennent les hommes sur le terrain. Tout l’Évangile nous témoigne qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.

L’aumônier militaire accomplit une part du rôle social de l’officier invoquée par le maréchal Lyautey invitant, pour former un soldat, à « se préoccuper avant tout de sa tête et de son cœur ». Tous, quelles que puissent être leurs convictions religieuses ou philosophiques, supportent les mêmes questions du sens de la vie et de la mort. Cette mort qui, pour les chrétiens, s’éclaire de manière invincible par le Christ ressuscité en promesse d’éternité.

+ Antoine de Romanet
Evêque aux Armées françaises