Genèse des croisades

Le terme de croisade est investi d’une multitude de significations et n’a cessé, depuis le XIe siècle, de se charger du sens que voulaient lui donner les auteurs qui s’y sont intéressés. Comme pour d’autres sujets complexes, tels que la Reconquista, l’Inquisition, les grandes découvertes, les rapports entre l’Église et la science, l’Histoire et le mythe sont ici particulièrement imbriqués.

Urbain II
Urbain II

Le terme de croisade est investi d’une multitude de significations et n’a cessé, depuis le XIsiècle, de se charger du sens que voulaient lui donner les auteurs qui s’y sont intéressés. Comme pour d’autres sujets complexes, tels que la Reconquista, l’Inquisition, les grandes découvertes, les rapports entre l’Église et la science, l’Histoire et le mythe sont ici particulièrement imbriqués. Ils laissent parfois place à une idéologie qui peut confiner à la caricature. Quand il s’agit d’une œuvre cinématographique qui recherche d’abord le divertissement, on peut se consoler, comme on le fait devant les incongruités de « Kingdom of Heaven » (Ridley Scott, 2005). Lorsqu’il s’agit d’un documentaire dans lequel des universitaires semblent confirmer que les croisés étaient des brutes assoiffées de sang et leurs adversaires des droit-de-l’hommistes avant l’heure et où l’on suggère que le concept de guerre sainte serait en réalité d’origine chrétienne, on s’étonne davantage.

Quelques années après la fin de la Première croisade (1096-1099), de nombreux récits virent le jour, qui avaient déjà pour objectif de porter le sens qui convenait à certains hommes ou à certaines institutions. Des figures furent exaltées, d’autres ont été oubliées. D’autres encore ont subi une véritable damnatio memoriae, révélatrice des enjeux profonds du récit plus que de la croisade elle-même.

La réponse à un appel

Il n’est pas question ici de résumer l’histoire des croisades ou de leur historiographie, mais simplement de se pencher sur l’origine de ce phénomène, sur les raisons pour lesquelles il y eut une première croisade. En septembre dernier est parue la traduction d’un ouvrage  fort intéressant du professeur Peter Frankopan, directeur du Centre de Recherches byzantines de l’Université d’Oxford. Il y présente de façon limpide les raisons fondamentales qui sont à l’origine de cet évènement incomparable et replace au premier plan ses principaux protagonistes, qui avaient parfois été relégués dans l’ombre.

Le sous-titre de l’ouvrage parle de lui-même : « l’Appel de l’Orient ». C’est la thèse de Frankopan : la Première croisade est avant tout la réponse à un appel. Ou plus précisément la réponse décisive à un appel désespéré  : celui de l’empereur Alexis Ier Comnène (1081-1118) adressé au pape Urbain II (1088-1099).

Il y avait eu en effet d’autres réponses, moins spectaculaires, à d’autres appels, moins pressants. Dans le contexte de la seconde moitié du XIsiècle, la Première croisade n’apparaît pas comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Les contacts entre la papauté et l’Empire d’Orient étaient alors fréquents, les papes ayant tout d’abord compté sur le soutien de Byzance face aux conquêtes normandes en Italie méridionale. Après le 16 juillet 1054, Grégoire VII (1073-1085) sembla dans un premier temps encourager les initiatives normandes contre Byzance, mais on était encore bien loin de penser que ces tensions pouvaient mener à une rupture définitive. Le désir d’union se manifesta à de nombreuses reprises et l’empereur Michel VII Doukas (1071-1078) n’hésita pas à appeler les latins à la défense de l’Empire et à la réconciliation des Eglises du vivant même de Grégoire VII. Cette volonté de rapprochement culmina sous le pontificat d’Urbain II.

Dès 1088, une délégation papale s’était rendue à Constantinople. Le pape avait changé de politique sur la question normande et soutenait désormais les prérogatives byzantines en Italie du Sud, garantissant les droits des chrétiens de rite oriental. Du côté byzantin, les églises latines avaient été rouvertes et le nom du pape rétabli dans les diptyques sacrés, signe tangible de communion. D’autres signes attestaient des bonnes relations unissant l’Orient et l’Occident : entre 1089 et 1091, le comte Robert de Flandre à la tête de ses chevaliers avait appuyé les Byzantins contre les Petchenègues et contribué à la reprise de Nicomédie. Il existait un véritable sentiment de solidarité chrétienne, accentué par la réputation dont jouissaient les guerriers francs en Orient. Leur cavalerie était considérée comme une arme de pointe et l’on pouvait trouver des bureaux de recrutement impériaux jusqu’à Londres !

Le besoin d’aide était en effet crucial pour les Byzantins : depuis la défaite de Manzikert face aux Seldjoukides en 1071, la pression n’avait cessé de croître. Les structures administratives et économiques de l’Anatolie s’étaient effondrées, les villes d’Ephèse, de Nicée et d’Antioche, si symboliques, avaient été perdues. Les conséquences étaient terribles : exode vers Constantinople, inflation et dévaluations, guerre civile… Rien de tout cela n’échappait aux princes occidentaux et dès 1090 le pape se fit l’écho de cette situation dramatique.

L’appel à l’aide fut prononcé par les émissaires byzantins au concile de Piacenza en mars 1095. Quand Urbain II prit la parole le 27 novembre 1095 lors du concile de Clermont, beaucoup dans l’auditoire étaient déjà au fait de la situation. Les pèlerins témoignaient des conversions forcées, de l’augmentation des taxes imposées aux non-musulmans, des persécutions de juifs et de chrétiens. Cette tension était exacerbée par les luttes qui se jouaient au sein même de l’Islam entre les Turcs Seldjoukides, sunnites, nouveaux arrivés, et les Fatimides du Caire, chiites, qui avaient perdu Jérusalem en 1070. L’une des répercussions les plus concrètes pour les chrétiens d’Occident concernait les pèlerinages : aux Xe et XIsiècle leur fréquence n’avait cessé d’augmenter. à compter des années 1070, leur accomplissement est de plus en plus difficile, sinon impossible.

Des circonstances favorables

Cet appel résonna dans un contexte propice. Depuis des décennies, la papauté orientait la chevalerie vers plus d’éthique, afin de lui donner un vrai sens et une place bien définie au sein de la chrétienté. Par ailleurs, le pape Urbain II se trouvait dans une situation délicate suite à la lutte pour les libertés de l’église dans laquelle Grégoire VII s’était particulièrement illustré. Le pape avait pour adversaire Henri IV du Saint-Empire et l’antipape qu’il soutenait, Clément III. Celui-ci avait un temps pris le dessus et Urbain avait vu l’Italie du Nord échapper à son obédience. Il dut même un temps quitter Rome. L’initiative que l’appel de Byzance lui permit de prendre se révéla décisive dans cette lutte pour retrouver, rétablir son autorité.

De son côté, le basileus Alexis connaissait la fascination des Francs pour Jérusalem et pour les saintes reliques, si nombreuses dans les églises d’Orient : il fit de ces deux éléments des pivots de sa diplomatie.

Une entreprise inouïe

La réponse d’Urbain à Alexis représentait un immense défi logistique. Mais là n’était pas la préoccupation première du pape. Il insistait avant tout sur l’engagement de foi, laissant la stratégie à celui qui aurait vocation à devenir le chef militaire de l’expédition, Alexis lui-même. De ce point de vue, on assistait à une évolution significative : du temps de Grégoire VII, de Michel VII et dans la pensée d’Alexis lui-même, l’aide de l’Occident était envisagée sous l’angle du devoir et de la solidarité chrétienne. Pour Urbain II, il s’agissait d’une œuvre directement liée au salut de l’âme. L’objectif ultime était Jérusalem, qu’il était question de libérer, non de conquérir. Du moins le pape n’entrait-il pas dans les détails de ce qui se passerait ensuite. C’est la centralité de Jérusalem dans ses propos qui expliqua le succès inattendu rencontré par l’appel de Clermont, ainsi que le sentiment d’urgence qui s’était répandu en Occident face aux évènements d’Orient.

Cet enthousiasme était tel qu’il déborda le pape et l’empereur : des participants inattendus et indésirables se joignirent à l’expédition. Pierre l’Ermite et Gautier Sans-Avoir sont les figures emblématiques de cette « croisade populaire » qui fut un désastre, sous bien des aspects, ce que les sources latines soulignèrent elles-mêmes. Partie au début de 1096, cette expédition brouillonne et schizophrène sombra dix mois plus tard. Une telle faillite donnait raison aux exigences du pape, fidèlement relayées par les abbés, les évêques et les curés. 

C’est l’église qui décidait de l’idonéité des volontaires : uniquement des hommes d’armes, engagés sous serment et qui suivraient les routes choisies par Rome et Constantinople. C’est elle aussi qui facilitait les départs, accordait des aides, gageait des biens, comme elle le fit pour Godefroy de Bouillon, hypothéquant ses forteresses auprès des évêques de Liège et de Verdun.

Les raisons du succès

Cette expédition, appelée par l’empereur, suscitée par le pape, fut un indéniable succès, malgré toutes les difficultés que durent affronter les chevaliers francs. En un peu plus de deux ans, les principaux objectifs furent atteints : Nicée et Antioche furent reprises, ainsi que la côte occidentale de l’Asie Mineure, les vallées de l’intérieur, la Cilicie et les grands ports de la côte méridionale, autant d’organes vitaux pour l’Empire d’Orient. Surtout, Jérusalem fut libérée et avec elle le tombeau du Christ. Cette entreprise s’est déroulée dans une atmosphère unique, où l’intervention de la Providence fut déterminante aux yeux des Francs, comme lors du miracle de la découverte de la sainte lance en plein siège d’Antioche, lorsque tout semblait perdu face aux troupes de l’émir Kerbogah venu pour reprendre la ville aux croisés. Auraient-ils témoigné d’autant de courage et d’agilité s’ils n’avaient pas été convaincus d’être témoins des « gesta dei per francos » ?

Si des dissensions apparurent entre chefs francs après la victoire d’Antioche, si l’on a pu remettre en cause la nature de l’expédition, si des intérêts personnels ont conduit certains à désavouer les serments faits au basileus et a refuser de lui remettre les villes reprises, la Première croisade demeura dans son essence un pèlerinage en arme et ne devint qu’accessoirement une entreprise de conquête. L’attitude de Godefroy de Bouillon fut emblématique : Raymond de Toulouse ayant refusé de devenir roi de Jérusalem, le prince ardennais accepta le 22 juillet 1099 le titre d’avoué du Saint Sépulcre. Cela ne prémunit pas la croisade des évolutions à venir mais témoignait de ce qu’elle demeurait dans l’esprit et le cœur de nombre de ceux qui l’avaient faite : avant tout la réponse à l’appel à libérer Jérusalem par un pèlerinage en arme. 

Non pas une guerre sainte, sans doute une guerre juste. Avec tout ce que la complexité de l’âme humaine supposait comme autres raisons : l’espoir d’une vie meilleure dans ce monde et du salut dans l’autre.

L’Histoire reconnaîtra les siens…

Ceux qui revinrent en Occident jouissaient d’une immense popularité : on les célèbra dans des chansons, ils firent des mariages prestigieux, royaux pour certains, comme Bohémond de Tarente, désormais gendre du roi de France et dont on tissa la légende, assez éloignée de certaines réalités… Très concrètement, les principaux bénéficiaires de la première croisade ne furent autres que ses initiateurs : Alexis Ier, qui appela Urbain II et celui-ci, qui lui répondit. Le Basileus vit en effet son empire libéré de l’étreinte turque, son économie revigorée, sa nouvelle dynastie affermie. Ainsi rétabli, il alla jusqu’à proposer son soutien au pape Pascal II contre Henri V du Saint-Empire et à se porter candidat à la couronne de l’Empire d’Occident contre ce dernier. Malgré cette victoire, une légende noire persistante s’empara de son image en Occident, justification tardive des reniements de certains princes francs et des expéditions menées par Bohémond de Tarente contre Byzance à son seul profit mais à son détriment, après son retour de croisade. 

Le bienheureux Urbain II passa lui-même au second plan pendant assez longtemps. Il n’avait pas vécu assez pour apprendre le succès de son entreprise. Il était cependant parvenu à marginaliser Henri IV et son antipape et à ramener dans son obédience l’essentiel de l’église d’Occident. Le succès de l’entreprise dont il s’était fait le promoteur, le prestige qu’en avait retiré la papauté, l’impossibilité d’y participer dans laquelle se trouvaient les princes excommuniés, y étaient pour beaucoup. Il avait puissamment contribué à refaçonner en profondeur et pour longtemps l’Europe médiévale, dans l’esprit de la réforme grégorienne.

Père Eric Pedroni, aumônier du Centre d’instruction naval de Brest