« Guerre juste » et injustice de la guerre en Fratelli tutti (n°258)

Mgr Antoine de Romanet revient sur l’encyclique Fratelli tutti du Pape François, et la notion de guerre juste.

Fratelli tutti est un texte prophétique que je rejoins en chacun de ses paragraphes, très particulièrement les numéros 256 à 262, partageant l’urgence et la gravité que souligne le pape François face aux immenses défis de notre temps.

Le pape souligne combien les théories de la guerre juste dont saint Thomas d’Aquin (1225-1274) fut le grand penseur médiéval à la suite de saint Augustin (354 – 430), et qui pendant des générations a servi à évaluer la moralité d’une situation de conflit quant à ses intentions, ses moyens et ses effets, se révèle aujourd’hui pour une part inadaptée. Une situation radicalement nouvelle a été créée par l’apparition des armes modernes, qui appelle une approche beaucoup plus vaste et totalisante, et ce alors même que le contexte international et stratégique est marqué par le « retour de la guerre » ou de l’« état de guerre ». La guerre a acquis désormais un pouvoir destructif tel qu’elle fait, à bien des égards, voler en éclat ses critères traditionnels de justification. Par ailleurs, à l’heure où la guerre entre Etats tend à être supplantée par d’autres formes de conflits (attaques cyber non revendiquées, attaques terroristes, « zones grises de conflictualité », guerres civiles, interventions humanitaires armées…), le discours de la guerre juste trouve-t-il encore à s’appliquer ?

La tradition de la guerre juste s’est développée en Europe au cours du Moyen Âge en combinant des éléments théologiques, juridiques et politiques empruntés aux traditions romaines et chrétiennes pour encadrer l’entrée en guerre. Six critères sont retenus dans le jus ad bellum (entrée en guerre) : l’autorité légitime ; la cause juste ; la proportionnalité ; les chances raisonnables de succès ; le dernier recours ; l’intention droite. Quant au jus in bello (la conduite de la guerre) il articule pour l’essentiel la proportionnalité à l’attaque ou à la menace subie, la discrimination entre combattants et non combattants et l’interdiction de tous moyens intrinsèquement mauvais (génocides, armes bactériologiques ou chimiques). Enfin le jus post bellum a pour ambition d’inscrire la paix dans un temps long et d’assurer la concorde entre les Etats, favorisant l’épanouissement d’une société internationale fondée sur le droit, ce à quoi ne cesse d’appeler le pape François.

Pour les pacifistes, toutes les guerres sont considérées comme immorales. Pour les réalistes les guerres sont amorales, simples rapports de forces. La théorie de la guerre juste quant à elle considère qu’il est impossible de séparer la morale de la guerre, et conduit à un système de valeurs relatives à la justification morale de la guerre, ce qui peut être aussi éclairant que troublant, et ouvre la porte aux manipulations les plus redoutables. Se situant à la croisée des enjeux éthiques et politiques, elle souligne le fait que les politiques qui décident la guerre comme les militaires qui la font sont loin d’ignorer la portée morale de leur action.  En bien des circonstances cette tradition a été récupérée politiquement en fonction des intérêts du moment. A chaque fois que la question de la guerre s’est posée dans l’histoire, la tradition de la guerre juste a été considérée et scrutée mais aussi instrumentalisée et critiquée. Trop souvent cette référence philosophique essentielle est devenue une ressource idéologique et une forme rhétorique pour cautionner une entrée en guerre. A ceci s’ajoute le fait que le discours de la guerre juste transforme bien vite l’ennemi à combattre par les armes régulières en un criminel qu’il faut punir au nom de principes moraux.

Quelques années après le drame absolu de la deuxième guerre mondiale, entre colonnes nazis et camps de la mort, entre Dresde et Hiroshima, le concile Vatican II a souligné que « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Gaudium et Spes n° 80). Il s’agit de « reconsidérer la guerre dans un esprit entièrement nouveau » (G&S n° 80) et de préparer le jour où « toute guerre pourra être absolument interdite » (G&S n° 82).

Voilà un certain temps que l’expression de guerre juste tend à disparaitre des textes du Magistère. Certes « aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, et qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense » (G&S n° 79-4 repris au n° 2308 du CEC). Et le catéchisme de l’Eglise Catholique de reprendre en son numéro 2309 « les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la guerre juste » après avoir souligné au paragraphe précédent que « chacun des citoyens et des gouvernements est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres », « Quant à ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, qu’ils se considèrent eux aussi comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples, s’ils s’acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix » (G&S n° 79-5 repris au n° 2310 du CEC).

Au-delà du fond, il y a la forme de l’expression « guerre juste » : celle-ci est ambigüe et démonétise dans les faits aux oreilles contemporaines une réflexion qui par ailleurs ne manque pas de profondeur. La guerre n’est pas un moyen normal des relations entre Etats, et la paix authentique n’est pas obtenue par les armes. L’adjectif « juste » donne à penser qu’il existerait de « bonnes guerres », alors même que toute guerre est d’abord un drame de larmes et de sang qui écrase les plus pauvres et les plus petits. Mais si la guerre est toujours un mal, n’est-elle pas en certaines circonstances un « moindre mal » ? Si l’expression « guerre juste » est à bien des égards à bannir, beaucoup des éléments de réflexion qui la constitue demeurent d’actualité, et nous invitent à nous investir dans une recherche inlassable d’une paix stable et véritable, paix du cœur et paix des frères, paix reçue et paix partagée… En ce sens les critères traditionnels font désormais l’objet d’une interprétation extrêmement stricte, refusant par exemple d’inclure la « guerre préventive » dans le champ de la « légitime défense ».

Au cœur de son propos, le pape dénonce ainsi le danger, par les théories de « la guerre juste », de prétendre donner une légitimité à certains actes de guerre en usant de critères abusivement interprétés pour les justifier moralement.

Le pape développe l’impératif d’une authentique fraternité universelle et de la recherche d’un bien commun de toutes les Nations et Peuples de la Terre, bien commun qui sera toujours plus que la simple addition des intérêts personnels de chacun. A quoi devons-nous accepter de renoncer personnellement pour le bien de tous ? Comment faire de tout homme mon prochain au-delà des frontières humaines, culturelles ou géographiques ? Ces questions que nous pose l’Evangile prennent une actualité renouvelée, de vie ou de mort, à l’heure où mondialisation et progrès techniques nous placent tous résolument devant la réalité incontournable de l’unité de notre destin.